maghreb socialiste

Le 27 janvier 2021

Tunisie, 10 ans après…

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Depuis le 15 janvier, au lendemain du 10e anniversaire du jour où, le 14 janvier 2011, Ben Ali avait dû fuir devant la mobilisation révolutionnaire de la classe ouvrière et la jeunesse tunisiennes, prélude à la mobilisation des masses égyptiennes qui avaient entraîner la chute de Moubarak, des milliers de jeunes se dressent chaque soir contre le gouvernement tunisien, sa police, son armée.
Aux quatre coins du pays, dans de nombreuses villes et quartiers populaires (par exemple la cité Ettadhamen en périphérie de Tunis, à Sfax, Sousse, Siliana, Kairouan, Kasserine, Bizerte, Nabeul…), des milliers de jeunes - qui étaient enfants en 2011 - se mobilisent contre le chômage, la vie chère, la misère, l’absence de toute perspective d’avenir, la répression policière… Cette mobilisation, on pourrait dire ce soulèvement tant il est spontané, a néanmoins entraîné le déploiement de l’armée, à ce stade dans quatre gouvernorats.

Une situation économique catastrophique

Après la chute de Ben Ali, la Tunisie a été considérée comme un butin à partager entre les islamistes et les politiciens bourgeois corrompus.
Depuis 10 ans, aucun investissement productif, aucun investissement d’équipement ou d’infrastructure (ni pour l’éducation, ni pour la santé, ni pour les équipements – routes, eau, électricité…) ; par contre, il y a eu une forte augmentation des frais de fonctionnement par l’embauche de nombreux sympathisants des partis islamistes, ce qui a entraîné l’aggravation du déficit budgétaire compensé par les prêts de la banque mondiale et du FMI qui exigent, en contrepartie, la privatisation des sociétés étatiques et les réformes structurelles permettant la privatisation de toute l’économie.
Aujourd’hui, la pression devient très forte et l’État n’a aucun moyen de financer le déficit budgétaire sinon de s’en prendre au niveau de vie des masses. De temps en temps, les politiciens bourgeois annoncent qu’ils ne pourront plus payer ni les fonctionnaires ni les retraités.
Le 10 décembre dernier, la loi des finances 2021 a été votée par l’ARP (Assemblée des représentants du peuple, assemblée nationale) ; quelques semaines après, le gouvernement a dû présenter une loi des finances complémentaire, avec l’objectif de réduire le déficit budgétaire qui atteint des records. Le réduire évidemment sur le dos des masses (coupes dans les subventions, licenciements dans les services publics…).

Une situation sociale catastrophique

Chômage, vie chère, misère, absence de toute perspective d’avenir, répression policière… tel est le quotidien des masses.
Le chômage ? Il touche aujourd’hui officiellement 17,4% de la population active (15% en 2019) en moyenne dans le pays – jusqu’à 30% dans certaines régions, comme celle de Tataouine, zone de production pétrolière - et 35% des jeunes. Cela dans une situation où le FMI annonce que le PIB de la Tunisie aurait reculé de 8,2% en 2020, FMI qui recommande en conséquence au gouvernement « un plan de réformes exhaustif et crédible » pour parvenir à « une croissance durable et inclusive ». On sait ce que cela veut dire : ainsi, le FMI appelle à réduire le nombre de salariés des entreprises d’état ainsi que le soutien aux entreprises publiques déficitaires… Qui plus est, le chômage s’accélère suite à l’abandon de la scolarité des jeunes qui ne rêvent que de traverser de la Méditerranée.
La vie chère ? Le prix des denrées alimentaires de première nécessité, comme la semoule, la farine, l’huile, les légumes et les fruits a parfois doublé, voire triplé. Une augmentation due à celle des prix des produits agricoles importés nécessaires aux cultures, et à la spéculation encouragée par la crise sanitaire, cette dernière ayant par ailleurs entraîné plusieurs vagues de licenciements dans les secteurs industriels.
La misère ? Officiellement, 21% des Tunisiens vivent sous le seuil de pauvreté (source : « Rapport annuel de suivi de la situation économique de la Tunisie », publié mardi 22 décembre 2020 par la Banque mondiale). Des centaines de milliers de personnes connaissent la pauvreté dite « extrême » (près de 4% de la population), dont le seuil est « fixé » à 757 dinars (soit 234 euros) par an et par individu dans les grandes villes, et 571 dinars (177 euros !) dans les zones rurales (source : La Presse TN du 27 janvier). Le revenu moyen aurait baissé de 20% en 10 ans (source : L’Economiste maghrébin du 23 janvier). La misère s’est accentuée avec la pandémie, qui frappe de plein fouet le tourisme, secteur prépondérant dans l’économie tunisienne, et les mesures de confinement prises par le gouvernement Saïed-Mechichi. Ces dernières affament des dizaines de milliers de travailleurs qui viennent grossir les rangs des chômeurs, ayant perdu leur emploi suite aux mesures de confinement, notamment ceux de l’économie informelle, par ailleurs sans droit ni protection sociale. N’ont-ils pas qualifié leur mobilisation actuelle « la révolution des affamés » ?
La misère frappe aussi les infrastructures hospitalières : manque de lits d’hôpitaux, pénurie de médicaments et de matériel, corruption… provoquent aujourd’hui une explosion des cas de contamination de Covid-19 avec plus de 50 morts par jour. Au 18 janvier, la Tunisie dénombrait 180 090 cas, et 5 692 décès, pour une population de 11,9 millions d’habitants.
L’absence de toute perspective d’avenir ? Des milliers de lycéens et d’étudiants abandonnent leurs études, estimant qu’elles ne servent plus à rien, et les jeunes, parfois des familles entières, qui n’ont tout simplement pas d’autres solutions pour survivre, cherchent à prendre la mer sur des embarcations de fortune, au péril de leur vie, pour rejoindre les côtes européennes dans l’espoir de changer leur situation.
La répression policière ? La police a procédé à des milliers d’arrestations de manifestants, de blogueurs, parfois intervenant directement chez les particuliers, et l’une des revendications des jeunes est : libération des détenus !

Comment résister ?

Ces jeunes essayent de résister à cette situation par toutes sortes d’actions : manifestations, sit-in, coupures des routes, qui ont entraîné blocage des productions du pétrole (voir plus bas) et du phosphate (nécessaire à la production d’engrais agricoles) actuellement en pénurie dans le pays… Le gouvernement réagit en faisant des promesses démagogiques d’embauche des jeunes, par exemple l’embauche obligatoire de tous diplômés de l’enseignement supérieur en chômage depuis plus de 10 ans. Ce qui reste des promesses… L’UGTT (Union générale de travailleurs tunisiens), voir plus loin, a été contrainte de rejoindre certains  mouvements comme à Gafsa ou à Beja, pour une seule journée d’action régionale, sans aucune perspective ni mot d’ordre national. 
Depuis la mi-janvier, ces jeunes cherchent à en découdre. Ils sortent spontanément chaque soir dans les rues pour hurler leur colère et leur droit de vivre. Malgré le couvre-feu (instauré dès 16h) et l’interdiction des manifestations (sous prétexte de mesures sanitaires), ils n’hésitent pas à affronter la police et s’en prendre aux symboles de l’Etat (il faut tout de même noter à ce stade que la direction de l’UGTT à appeler à cesser les manifestations nocturnes). Voilà quelques jours, ils ont cherché à manifester devant l’Assemblée nationale (protégée par un gigantesque déploiement policier), dans le centre de Tunis, lieu symbolique des manifestations de 2011 qui avaient provoqué la chute de Ben Ali. Signe de leur volonté d’affronter le pouvoir, le gouvernement Saïed-Méchichi.
Comme en 2011, la jeunesse qui cherche à se mobiliser aujourd’hui dans son ensemble a besoin de s’appuyer sur le mouvement de la classe ouvrière et de la population laborieuse. Mais malgré plusieurs grèves et mobilisations dans différents secteurs, la classe ouvrière dans son ensemble ne s’est pas engagée à ce stade. Certes, nous avons observé un certain nombre de mouvement significatifs : le 8 décembre 2020, le personnel médical tunisien, soutenu par les étudiants du secteur de la santé, avaient manifesté en masse, après le décès d’un jeune interne suite à une chute d’ascenseur défectueux dans un hôpital. Leur manifestation exprimait leur volonté combattre la politique du gouvernement qui condamne l’hôpital public. Le 10 janvier, les travailleurs du site pétrolier d’El Kamour (Tataouine, sud tunisien), soutenus par la population et regroupés en Coordination, ont menacé de fermer à nouveau la vanne de pétrole si le gouvernement ne respectait pas ses engagements. En effet, un accord était intervenu à la suite d’un mouvement qui avait duré 3 mois, de juillet à novembre 2020, à l’issue duquel les travailleurs avaient obtenu l’engagement du gouvernement de voir satisfaites certaines de leurs revendication, parmi lesquelles « l’accélération du paiement des salaires », et le « recrutement de personnels ». Or cet accord, deux mois après sa signature, n’est toujours pas respecté par le gouvernement.
La question est donc bien : comment résister ?

La responsabilité de l’UGTT

Mais pour quelles raisons n’assistons-nous pas à ce stade à un engagement d’ensemble de la classe ouvrière ? Les causes ne sont pas à rechercher dans la situation objective, dont tous les aspects évoqués plus haut justifieraient un déferlement, mais dans les conditions politiques qui permettraient cet engagement, alors qu’une crise politique secoue le pouvoir (remaniement, députés en grève de la faim, certains réclamant la dissolution de l’Assemblée nationale, d’autres la destitution du Président…).
En janvier 2011, les masses exploitées, la jeunesse chassaient Ben Ali et son régime dictatorial au service de la bourgeoisie tunisienne et de l’impérialisme. La classe ouvrière en était le fer de lance. En l’absence de parti ouvrier représentatif, elle avait utilisé l’UGTT, son organisation historique, obligeant la direction de cette puissante centrale syndicale à appeler à la grève générale sur tout le territoire le 12 janvier 2011. Mais par la suite, au lieu de revendiquer le pouvoir pour le compte de la classe ouvrière et de la population laborieuse, l’appareil bureaucratique de l’UGTT, lié au mode de production capitaliste et au régime Ben Ali, avait choisi d’apporter son soutien à l’offensive contre les masses, refusant de remettre en cause pratiquement la classe capitaliste, la propriété privée des moyens de production, le mode de production capitaliste responsable des coups qui leur sont portés, alors que sans la mobilisation de la classe ouvrière tunisienne Ben Ali n’aurait pas été chassé.
Au lieu de cela, l’appareil de l’UGTT (à ce jour impliqué dans plusieurs cas de corruption), a apporté son soutien à la prétendue « transition démocratique » dont on voit le résultat aujourd’hui. Les remaniements ministériels se succèdent, les gouvernements changent chaque année au gré des accords des différents partis politiques, chaque parti essayant  de maintenir le statu quo de peur de perdre ses privilèges et de risquer d’être jugé (actuellement le Premier ministre précédent doit être jugé pour un conflit d’intérêt portant sur plusieurs milliards, le ministre de l’environnement doit être jugé pour importation d’Italie de déchets dangereux liée à la mafia, etc.).
Ainsi, après avoir mis fin au régime dictatorial et ébranlé celui de la propriété privée, le prolétariat n’a pu aller plus loin. Ce sont en conséquence des forces réactionnaires, petites-bourgeoises, en particulier les islamistes, qui ont rempli le vide politique, aspirant à rétablir le régime dictatorial à leur profit et se disposant à affronter les masses.
Aujourd’hui, « le secrétaire général de l’UGTT, Noureddine Tabboubi, a déclaré que le syndicat ne voit pas d’objection aux licenciements dans les entreprises qui souffrent de problèmes économiques, à conditions que cela soit nécessaire et que l’Etat nomme à la tête de ces entreprises de vraies compétences » (Tunisie numérique, du 25 janvier). En conséquence, le secrétaire général susdit donne son accord au licenciement de 1 200 travailleurs de Tunisair ! Selon le site Business News, le même Tabboubi « a exprimé sa volonté de négocier avec un gouvernement fort pour s'entendre sur des réformes économiques, soulignant que le syndicat est prêt à étudier le dossier de toutes les entreprises publiques au cas par cas.
Et de soutenir que l’organisation n’est pas contre une baisse des effectifs de certaines entreprises publiques, si cela s’avère nécessaire, à titre d’exemple. Mais de souligner la nécessité que l'État y nomme d'abord des fonctionnaires compétents, pour assurer une bonne gouvernance et mettre fin à la bureaucratie qui entrave le travail dans un climat concurrentiel. »
(mesures de licenciements assortis de pseudo-garanties… et nomination de « technocrates » dont on sait au service de qui s’exerce la prétendue « indépendance »…)
A l’heure actuelle, le gouvernement dit « de technocrates » se prépare à affronter la classe ouvrière et la jeunesse, avec l’aide de l’impérialisme. Une preuve : la livraison toute récente livraison de véhicules blindés anti-émeutes par la l’impérialisme français, dont le savoir-faire en matière de police est bien connu. On se souvient que déjà, en 2011 le gouvernement Sarkozy-Alliot-Marie avait proposé l’expertise française face aux manifestations… Une autre preuve : le parti islamiste Ennahdah a proposé l’assistance de ses milices à la police pour faire face aux manifestants.
Quelle perspective dès lors pour les masses et la jeunesse tunisiennes ? Comme en 2011, en l’absence de parti ouvrier, il faut imposer à la direction bureaucratique de l’UGTT de rompre avec le gouvernement et non de prôner le « dialogue national » « pour sauver le pays » comme elle le fait, et, dans l’immédiat, lui imposer d’organiser une manifestation centrale de la classe ouvrière et de la jeunesse au siège du pouvoir, pour la satisfaction des revendications, pour la libération des détenus arrêtés lors des récentes manifestations, et de revendiquer clairement le pouvoir au compte des masses laborieuses.
Et il est certain que, dans ce mouvement, les travailleurs tunisiens chercheront à se réapproprier leur organisation, comme ce fut le cas des travailleurs algériens vis-à-vis de l’UGTA (sans succès à cette étape) durant les premiers mois du hirak.
Depuis 10 ans, la « transition démocratique » a produit ses effets : les masses sont encore plus pauvres et miséreuses. La jeunesse est désespérée. La gabegie et la corruption s'étale à tous les niveaux. Ben Ali n'est plus là, mais ses flics eux sont toujours là.
Donc la question est posée : quelle issue ? quel gouvernement ? De toute évidence, la réponse dans les conditions actuelles doit être : un gouvernement de l'UGTT, dont les masses exigeront la satisfaction de leurs revendications. Combattre sur cet objectif prend tous son sens dans la perspective  de la constitution des Etats Unis socialistes du Maghreb, seul cadre à même  de permettre  d'avancer vers la réalisation des aspirations  des masses  des pays qui le composent.
Pour agir dans ce but, il est urgent de combattre pour regrouper une avant-garde pour construire un parti ouvrier révolutionnaire. Tel est l’objectif de Maghreb socialiste, qui œuvre en ce sens dans les pays du Maghreb.

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