La Tunisie vient de connaître une élection présidentielle, le 6 octobre dernier, un mois après celle qui a vu Tebboune réélu en Algérie (voir le communiqué de Maghreb socialiste publié le 26 septembre 2024, dans des conditions qui en pouvaient laisser présager les résultats. Les commentateurs ont relevé que, « sans surprise », le président Saïed, qui briguait un deuxième mandat, l’a largement emporté avec 89% des voix sur les deux autres candidats qui ont pu se maintenir : A. Zammel, qui s’est présenté à ce scrutin depuis sa cellule où il est enfermé, condamné à plus de 12 ans de prison ferme 5 jours avant le premier tour pour « falsification des parrainages », a obtenu 6,9% des voix ; et Z. Maghzaoui, 3,9 %. Quant à l’abstention, elle aurait frôlé, officiellement, les 70% ; elle était de 45% lors de la précédente élection présidentielle, en 2019, où K. Saïed avait été élu pour un premier mandat.
Il est important d’avoir à l’esprit le cadre politique dans lequel cette « élection » présidentielle s’est tenue, et il faut pour cela remonter les évènements.
Le 25 juillet 2021, Saïed limogeait le gouvernement, installait un état d’exception et quelques mois plus tard, dissolvait l’Assemblée des représentants du peuple (le parlement) ; en février 2022, il dissolvait également le Conseil supérieur de la magistrature, suivie, en juin de la même année, par la révocation de 57 juges (qu’il accusait de corruption)… qui n’étaient pas réintégrés dans leur fonction malgré une décision par le Tribunal administratif : s’arrogeant les pleins pouvoirs, Saïd gouvernait par décrets, ce qui devenait la règle.
Le 25 juillet 2022, exactement un an plus tard, Saïed faisait adopter une nouvelle constitution par référendum (abstentions : officiellement près de 70%, certainement beaucoup plus). Cette nouvelle constitution renforçait les pouvoirs présidentiels, en rupture avec le système parlementaire en place depuis 2014. Ce à quoi applaudissait F. Bouasker, le président de l’ISIE, Instance supérieure indépendante pour les élections (qui n’a d’indépendante que le nom, les membre de l’ISIE et son président étant directement désignés par Saïed par décret publié en avril 2022) qui déclarait : « Les électeurs étaient au rendez-vous avec l’Histoire et se sont dirigés en nombre très respectable vers les bureaux de vote ». Une couverture grandiloquente et totale.
Le texte de cette nouvelle constitution fut rédigé par Saïed lui-même. On n’est jamais mieux servi que par soi-même. Cette nouvelle constitution « du président », par laquelle Saïed confortait ses pleins pouvoirs, entrait en vigueur moins d’un mois plus tard : la marche au rétablissement d’un régime contre laquelle la révolution de 2011 avait éclaté se poursuivait… Qu’on en juge : le juriste lui-même chargé par Saïed d’élaborer une ébauche de Constitution en désavouait le texte final, considérant qu’il pourrait « ouvrir la voie à un régime dictatorial ». Evidemment, on ne pouvait pas en attendre plus de ce serviteur de l’état.
En décembre-janvier 2022-2023, suivaient des élections législatives qui étaient interdites aux partis politiques (selon une nouvelle loi électorale publiée par Saïed en septembre 2022) : il fallait se présenter à titre individuel et avoir son propre financement. Elles avaient pour but de fournir une pseudo légitimité à K. Saïed et de réunir un parlement à sa botte, sans aucun pouvoir, notamment à la suite des dispositions constitutionnelles adoptées par le référendum qui avait précédé. De plus, toute contestation des résultats ou insinuation de fraude pouvait être passible de poursuite en justice…
Ces élections législatives connaissaient un taux de participation « record », en fait un vrai fiasco : au premier tour, 8,8% (un second tour n’ayant eu lieu que dans les circonscriptions en ballotage), soit un taux d’abstention de plus de 90%... Le prolétariat adressait un véritable camouflet à Saïed, même s’il avait fallu pour cela se ranger aux consignes de « boycott » des « partis d’opposition » (« boycott » étant le terme employé par ces derniers qui correspond en fait à un appel à l’abstention, bien moins radicale). Quant à l’UGTT, la centrale syndicale forte de plus d’un million de membres (sur les 12 millions d’habitants que compte la Tunisie), N. Taboubi, son secrétaire général, déclarait deux semaines avant le scrutin : « Nous allons vers des élections qui n'ont ni goût ni couleur (…) ». Mais nous y allons.
Car ces « élections législatives » avaient bien lieu, leur tenue légitimant la feuille de route présidentielle, même avec un fort taux d’abstention : c’était le but recherché par Saïed (les similitudes avec l’Algérie de Tebboune sont frappantes). Avant les élections, la direction de l’UGTT n’ouvre aucune perspective, aucune alternative au pouvoir « dictatorial » de Saïed, refuse de se porter candidate à gouverner en l’absence de parti ouvrier. A leur suite, arguant de l’abstention, « l’opposition » invitait le président à démissionner, l’UGTT conseillant à ce dernier de « reporter le deuxième le tour »… Dans ce cas, l’abstentionnisme, même massif, ne pouvait que rester inoffensif, sans danger pour le pouvoir.
L’élection présidentielle qui vient d’avoir lieu s’inscrit dans ce processus visant à conforter le pouvoir de K. Saïed.
Pour parfaire le dispositif, le Bonaparte prétendant - le régime qui se mettait progressivement en place présentait tous les caractères du bonapartisme - se permettait de faire réviser la loi électorale par le parlement le 27 septembre 2024, soit moins de 10 jours avant l’élection du 6 octobre. Cette révision avait pour but de retirer au Tribunal administratif la prérogative d’arbitrer les contentieux électoraux pour la confier à la cour d’appel. Pour comprendre la raison d’être de cette manœuvre totalement arbitraire, il faut rappeler qu’un mois auparavant, fin août, le Tribunal administratif avait réintégré dans la course présidentielle, à la surprise générale, trois candidats exclus quelques jours auparavant par l’ISIE (citée plus haut). Il faut dire que ces trois candidats putatifs (M. Zenaïdi, ancien ministre sous Ben Ali ; A. Mekki, ancien dirigeant d’Ennahda ; I. Daïmi, un proche d’Ennahda) étaient considérés comme les rivaux les plus sérieux du président. Mais « l’instance indépendante » qu’est l’ISIE ne tardait pas à réagir : quelques jours plus tard, elle publiait une liste « définitive », qui excluait complètement ces trois candidats, certains d’entre eux déposant alors de nouveaux recours administratifs pouvant invalider la présidentielle. Il fallait donc retirer au Tribunal administratif la prérogative d’arbitrer les contentieux électoraux… CQFD.
Ce qui précède suffit à illustrer les conditions dans lesquelles K. Saïed, usant d’un discours démagogique et populiste (aux relents racistes comme en témoignent les pogroms organisés contre les migrants subsahariens), appuyé sur la corruption des dirigeants politiques, a progressivement, consciencieusement, installé son pouvoir, malgré une forte abstention renouvelée à chaque scrutin.
Mais on est en droit de se demander ce qu’ont fait les organisations qui se réclament du prolétariat pour s’y opposer.
L’UGTT, qui pourrait occuper une place politique prépondérante en l’absence de parti ouvrier en Tunisie, s’est contentée de demander le report du second tour des élections législatives « pour éviter le chaos ». Fin janvier 2023, la direction de l’UGTT proposait un nouveau « Quartette », c’est-à-dire une initiative d’union nationale et de dialogue national « pour sauver le pays »… avec la Ligue tunisienne des droits de l’homme, l’ordre des avocats et le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), trois organisations bourgeoises. En 2014, elle avait fait le même type de proposition pour venir au secours de la « transition démocratique », ce qui lui avait valu le Nobel de la paix en 2015. On notera toutefois cette fois-ci l’absence prudente de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica, organisation représentative du patronat), pourtant présente en janvier 2023, aux côtés de l’UGTT, des ministres tunisiens des Affaires sociales et de l’Économie, à une rencontre à Oslo ayant pour but de renforcer la coopération en matière de dialogue social.
On ne saurait trop conseiller à ce stade la lecture de notre article publié (en deux parties) en 2012 sur le site de Maghreb socialiste et intitulé « Derrière le paravent des transitions démocratiques, la contre-révolution aux aguets ». La soi-disant « transition démocratique », dont on voit aujourd’hui les aboutissements dictatoriaux, tout comme le « dialogue social », n’ont en fait servi qu’à rétablir un régime contre lequel les masses s’étaient dressées en cherchant pour cela à utiliser la seule organisation dont elles disposaient : l’UGTT. Au contraire, la direction de l’UGTT a toujours cherché à étayer un régime délabré, en voie de décomposition.
Dans ce contexte, les mesures d’intimidation, les poursuites, arrestations et incarcérations se sont multipliées, K. Saïed cherchant à museler toute opposition politique, avocats, journalistes, étudiants… Sous prétexte de lutte contre la cybercriminalité, un décret-loi promulgué en septembre 2022 (« décret-loi 54 ») permet de poursuivre toute personne au motif de « diffusion de fausses informations [portant] préjudice à la sûreté publique », en clair, toute information bien réelle sur la politique du pouvoir.
Des centaines d’opposants ou simples citoyens critiques sont poursuivis ou emprisonnés, les médias muselés. Saïed accuse les journalistes et blogueurs de « complot » et de complicité avec des puissances étrangères, dans un contexte de répression accrue contre les migrants subsahariens que l’on abandonne dans le désert sans eau ni nourriture (parmi eux, des enfants et des femmes enceintes), après les avoir accusés de servir un « plan criminel pour changer la composition du paysage démographique en Tunisie (…) » (K. Saïed, en février 2023) : une déclaration sur les « hordes de migrants clandestins », dont Zemmour, le chef du parti français d’extrême droite Reconquête ! s’est félicité. Soulignons que l’Union européenne, Meloni en tête, « sous-traite » la « gestion » des migrants subsahariens à la Tunisie de K. Saïed : l’accord migratoire avec l’UE vise à empêcher les départs des migrants vers l’Europe et pour cela, la garde nationale tunisienne, à bord de patrouilleurs offerts par l’Italie, les intercepte en mer avant de les renvoyer dans les zones désertiques. C’est avec ces méthodes que depuis le début 2024, les arrivées vers les côtes européennes auraient chuté de 82 % ! En fait, Saied se fait l’auxiliaire de la politique des puissances impérialistes européennes en matière de chasse aux migrants, l’UE n’est pas simplement complice, c’est le donneur d’ordres !
Le 11 mai dernier, Sonia Dahmani (avocate et chroniqueuse) était arrêtée parce qu’elle avait répondu sur une chaîne de télévision à un autre chroniqueur qui prétendait que les migrants subsahariens – en réalité une population de migrants misérables et surexploités estimée à 30 000 personnes qui fournit une main-d’œuvre la plupart du temps payée « au noir » - ambitionnaient de s’installer en Tunisie pour la « coloniser » : « De quel pays extraordinaire parle-t-on ? Celui que la moitié des jeunes veulent quitter ? » (cette avocate aurait pu ajouter sans ironie que près de 80% des jeunes travailleurs tunisiens occupent des emplois au noir…/source : Tunisie numérique). Juste après cette intervention, quarante policiers en civil, cagoulés, faisaient irruption dans le bâtiment où se déroulait l’interview et embarquaient l’avocate, renversant caméras et journalistes. Au final, la magistrate était condamnée en appel à 8 mois de prison « pour des propos jugés critiques à l'encontre du président de la République ». Pour délit d’opinion.
Voilà qui donne un aperçu des conditions dans lesquelles s’est déroulée l’élection du 6 octobre. A cela, il faut ajouter un examen de la conjoncture économique.
La crise économique frappe durement la population laborieuse. Chômage : officiellement 18,52 % en 2021, 17,76% en 2022, sans parler de la masse des travailleurs informels (voir plus haut) ; inflation : pas loin de 10% en 2023 et en 2024 ; retards de paiement des salaires dans la fonction publique ; 4 millions de personnes sur les 12 millions d’habitants survivent sous le seuil de pauvreté ; pénurie de denrées alimentaires (lait, beurre, sucre, farine, pâtes, huile…) qui bénéficient par ailleurs de subventions de l’État, mais jusqu’à quand, alors que la Tunisie est dépendante des importations de l’énergie et des produits de base, comme le blé, dont les prix ont considérablement augmenté en conséquence notamment de la guerre en Ukraine et dont la production nationale est tributaire des conditions climatiques avec une saison 2022-2023 catastrophique ? Jusqu’à quand cela va-t-il durer ? Jusqu’à quand aurons-nous du pain ?
C’est l’angoissante question que se posent les masses, alors que les réserves de change annoncées en juillet 2024 donnent moins de 4 mois d’importation. Combien de temps la Tunisie, au glorieux passé de « grenier à blé de Rome », lourdement endettée et au déficit budgétaire qui atteignait 8,7% du PIB en 2022 et 7,7% en 2023 (2,5 points de plus que la loi de finances initiale), aura-t-elle les moyens d’importer ces produits de première nécessité ?
Comment pourra-t-elle se financer alors que l’aide du FMI reste conditionnée à la mise en place de contre-réformes (refonte du système de subventions aux produits de base et aux carburants, dont le coût est répercuté sur le transport et par conséquent sur le prix de ces produits de consommation courante, privatisation des entreprises publiques, etc.) ; des contre-réformes que Saïed a dû pour l’instant repousser en raison des réactions inévitables du prolétariat et de la jeunesse. Le journal Le Monde indiquait début juin de cette année : « la Tunisie évite le défaut de paiement malgré une économie stagnante et surendettée », un obstacle, on s’en doute, à l’accès à son financement extérieur qui lui permettrait de faire face à ses besoins d’importation.
Telle est la perspective politique sur laquelle pourrait se dégager une avant-garde combattant pour la construction d’un parti ouvrier révolutionnaire en Tunisie.
Le 20 octobre 2024