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LE MARXISME ET LA RELIGION

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La position des marxistes par rapport à la religion est une question d'une importance particulière dans les pays dominés par l'impérialisme, ce qui est le cas des pays du Maghreb.

Place de la religion et des Églises dans les pays capitalistes avancés

Cela ne signifie pas que la question ne se pose pas dans les citadelles impérialistes. Mais l'attitude dominante du prolétariat et plus encore de la jeunesse dans les pays capitalistes avancés par rapport à la religion, c'est l'indifférence. Les interdits que prétendent par exemple énoncer les Églises en particulier l’Église catholique en matière de mœurs, de sexualité, de contraception etc. sont largement rejetés, avec certes des nuances importantes d’un pays à l’autre. Cela ne signifie pas que l’Église a cessé d'être une puissance réactionnaire, ennemie de l'émancipation du prolétariat y compris dans les domaines évoqués plus haut (manifestations massives impulsées par l’Église catholique en Espagne contre le droit à l’avortement, en France sous prétexte de lutte contre le projet de loi Taubira, en réalité contre les homosexuels, mobilisation constante des « pro-vie » aux États-Unis, interdiction de l’avortement en Irlande…). De ce point de vue, les Églises conservent une force de mobilisation non négligeable et elles peuvent même prendre le relais des partis bourgeois lorsque ces derniers sont en crise, défaillants.

A l’instar du Vatican qui est une véritable puissance financière, les Églises peuvent et doivent être considérées comme des fractions à part entière de la classe capitaliste dans chaque pays : ainsi, alors que les masses grecques connaissent depuis 2009 une saignée qui renvoie leurs conditions d’existence à celles des travailleurs des pays dominés, tous les gouvernements qui se sont succédés en Grèce depuis 2009 se sont accordés pour ne pas prélever un centime d’impôt à l’Église orthodoxe, pourtant premier propriétaire foncier du pays.

Les appareils d’État bourgeois et les représentants politiques des bourgeoisies dominantes ont bien conscience du rôle précieux de contrôle social, d’abrutissement et de soumission que jouent les différents clergés. Si on prend un pays comme la France, toutes les lois successives adoptées sous la Vème République y compris les lois adoptées sous l'égide de gouvernements vertébrés par le Parti Socialiste ont tendu à rendre à l’Église catholique un rôle privilégié dans l’École sous la forme d'un financement massif de l'enseignement confessionnel. De même, depuis 1948, les États impérialistes soutiennent et confortent systématiquement les institutions juives pro-israéliennes dans leur rôle auto-proclamé de « représentants de la communauté juive ». Enfin, même si les rapports sont différents (on baise la main du pape, on va dîner au CRIF, mais on convoque les imams), il faut préciser que l’Islam joue un rôle similaire à son niveau jusque dans les métropoles impérialistes : ainsi en France, le même Sarkozy qui use et abuse de la rhétorique anti-immigrés a pris soin d’instituer un « Conseil Français du Culte Musulman » sous tutelle de l’État. Les différents États arabes dominés par l’impérialisme y contribuent par le biais de différentes associations et donations, à l’instar de l’État algérien qui finance largement la Mosquée de Paris. La promotion de l’Islam va en réalité de pair avec la répression anti-immigrés : alors que les travailleurs et la jeunesse issus de l’immigration constituent une fraction non négligeable du prolétariat et de la classe ouvrière proprement dite, il est important de diviser ce prolétariat par le recours au « communautarisme », et la promotion d’idéologies de soumission.

Par ailleurs les appareils contre-révolutionnaires, les ex staliniens comme les sociaux-démocrates non seulement ont cessé tout combat contre les préjugés religieux mais se sont fait depuis des décennies les agents actifs de la réintroduction de l'idéologie religieuse dans le mouvement ouvrier. Aux origines du mouvement ouvrier français, l’Église catholique avait fomenté contre la CGT le syndicalisme chrétien : la CFTC, dont la CFDT est héritière. Contre le syndicalisme de classe, ils opposaient et opposent encore l'idéologie du "bien commun"- prétendument commun aux deux classes antagoniques. Mais aujourd'hui, cette idéologie a pénétré y compris les organisations syndicales ouvrières. Au combat pour l'expropriation du capital, les directions de ces organisations ont substitué l'idéologie très chrétienne du "partage" des richesses (les capitalistes étant invités à mieux "partager" avec les ouvriers), et la promotion en toute circonstance du "dialogue social". Ainsi le recul de la croyance religieuse ne s'est en rien traduit par le recul de la pénétration de l’Église dans tous les pores de la société.

Place de la religion dans les pays dominés; place de l'Islam au Maghreb

Sans doute, la croyance religieuse est-elle plus forte dans les pays dominés par l'impérialisme. Il en va ainsi de la place de l'Islam dans le Maghreb, le Proche et le Moyen Orient, encore qu'il faille se garder de toute appréciation unilatérale du phénomène. Une grande partie de la jeunesse aspire là aussi à se libérer de la tutelle étouffante des autorités religieuses. Le combat pour l'égalité des sexes, contre le code de la famille qui entérine l'oppression de la femme rentre immédiatement en conflit avec cette même tutelle. Mais là encore, la domination religieuse s'appuie totalement sur l'appareil d’État lui-même. Chacune à leur manière, les constitutions marocaines, algériennes, tunisiennes consacrent les privilèges de l'Islam, religion d’État. Au Maroc, le roi est commandeur des croyants. C'est en totale intelligence avec le parti islamiste qui dirige le gouvernement que sont prises les violentes mesures anti ouvrières (récemment contre-réforme des retraites). Dans une situation où les masses populaires manquent de tout, où hôpitaux, universités, services sociaux sont dans le plus grand dénuement, le gouvernement de Bouteflika engloutit des sommes considérables dans la construction pharaonique de la mosquée d'Alger. Dans des pays tels que le Liban ou la Syrie, l’appartenance religieuse supposée est expressément mentionnée sur les papiers d’identité de chaque citoyen : cette division obligatoire en « communautés » détermine dans une large mesure l’insertion sociale de chaque travailleur (en Syrie : aux Alaouites les fonctions politiques et militaires, aux chrétiens le commerce…), mais aussi sa vie privée (mariage), ce qui n’est pas une mince affaire pour la jeunesse ! En Égypte, la référence à l’Islam comme religion d’État est inscrite dans la Constitution. En Indonésie, premier pays « musulman » du monde, il est obligatoire de faire état de l’adhésion à une religion dans tous les documents officiels. Cela sans même évoquer des situations telles que celles de l’Arabie Saoudite ou l’Iran, où de véritables polices religieuses veillent à la stricte soumission des masses aux préceptes les plus réactionnaires.

Si les roitelets du Golfe financent de concert mosquées et bordels au Maroc, ce n’est pas parce qu’ils sont marqués par une contradiction : ils promeuvent de concert la morale religieuse la plus réactionnaire pour la défense de l’ « ordre » impérialiste auquel ils sont attachés, tout en faisant fi dans leur vie privée de ces mêmes dogmes qu’ils destinent aux opprimés. Citons encore un exemple un peu plus éloigné du Maghreb mais éclairant : le « père fondateur » du Pakistan, Jinnah, était un notable de culture anglaise, grand amateur de femmes et de whisky. S’il a promu l’Islam comme religion d’État au Pakistan – ce qui a ouvert la voie à la plus grande vague de pogroms de l’Histoire contemporaine en 1947, c’est parce que le levier religieux et communautaire constituait le meilleur instrument de défense des intérêts impérialistes britanniques (empêcher le déferlement d’une vague révolutionnaire en Inde), intérêts qui se trouvaient étroitement mêlés aux siens et à ceux de la petite-bourgeoisie « musulmane ».

Notons que les représentants de l'impérialisme – suppôts des régimes politiques du Maghreb qui défendent leurs intérêts - ne manquent jamais une occasion de rendre hommage à la religion musulmane. On ne compte plus le nombre de discours dans ce sens aussi bien de Hollande, de Valls, d'Obama lui-même. Ce n'est nullement contradictoire avec la barbare politique anti immigrée des uns et des autres, à la désignation de la population maghrébine en France à la vindicte publique, aux exactions racistes de la police française avec la bénédiction du gouvernement.

La question de l’islamisme

Il faut ajouter à cela le développement de l'islamisme. Historiquement, géographiquement, il existe autant de variantes de ce qu’on appelle l’ « Islam politique » qu’il y a de parrains parmi les différents États réactionnaires. Cependant ces groupes ont en commun le fait d’être dès le départ inféodés à l'impérialisme.

Historiquement, on peut dire que la « matrice » des organisations islamistes sunnites est l’organisation des Frères Musulmans d’Egypte, qui a largement essaimé dans les autres pays arabes. En théorie, les islamistes pouvaient user d’une rhétorique anti-coloniale ou anti-impérialiste. En pratique, les mouvances de type « Frères Musulmans » se sont illustrées depuis longtemps comme les représentants d’une petite-bourgeoisie qui, en dernière analyse, préférera toujours la tutelle impérialiste à l’irruption du prolétariat révolutionnaire. L’expérience des vagues révolutionnaires qui ont traversé ces pays après la seconde guerre mondiale l’a montré : les différents régimes « nationalistes » qui se sont mis en place en Égypte, en Irak, en Syrie, en Algérie ou en Tunisie, sur la base de la chute des régimes inféodés aux métropoles impérialistes, ont tous dû, dans un premier temps, affronter les islamistes. Précisons que ces dictatures n’en étaient pas moins réactionnaires en définitive : mais, confrontées au déferlement des masses, elles n’ont pas eu d’autre choix que d’en prendre le contrôle pour barrer la voie à la révolution prolétarienne, avec l’aide de la bureaucratie du Kremlin et des partis staliniens dans ces pays. C’est ce qui explique que, dans un premier temps, ces dictatures ont fait usage d’une rhétorique « socialiste », alors qu’elles ont tenté en réalité de bâtir un capitalisme national, une bourgeoisie nationale, basée la plupart du temps sur l’appareil d’État. Les islamistes, eux, n’ont réellement combattu que lorsqu’il s’est agi d’empêcher la mise en place de régimes chassant l’impérialisme.

Dans un second temps (fin des années 1970 en particulier), les mêmes régimes ont favorisé le retour en force de l’Islam politique, en particulier pour faire pièce aux organisations se réclamant du marxisme : que ce soit en Palestine occupée, avec le Hamas, dans les universités au Maghreb ou en Égypte, dès lors qu’il s’agissait de donner le coup de poing contre les militants se réclamant du marxisme, les islamistes ont bénéficié de la mansuétude des flics ou même de Tsahal et du Mossad. En Égypte, patrie des Frères Musulmans, les islamistes ont été considérés comme la « meilleure opposition » par Sadate et Moubarak : soumis par définition, les islamistes savent s’arrêter là où le pouvoir trace des lignes rouges, au prix de rafles ponctuelles parmi les cadres islamistes de second rang (les plus éminents dirigeants étant, eux, préservés). Si dans certains pays les islamistes sont redevenus indésirables par la suite (Tunisie, Palestine), c’est qu’ils avaient au préalable parfaitement rempli leur rôle (écrasement des masses tunisiennes en 1984, trois ans avant le coup d’État de Ben Ali) .

C’est aussi à la fin des années 1970 que les puissances impérialistes recourent directement au financement et à l’armement de factions islamistes pour défendre leurs intérêts contre les masses du Maghreb et du Moyen-Orient : en Afghanistan, les « moujahidins » ont été utilisés pour faire pièce au régime lié à la bureaucratie du Kremlin. En Iran, c’est après un exil doré en France, dans un avion affrété spécialement par Giscard et en accord avec la CIA, que Khomeiny a été renvoyé en Iran après la révolution de 1979, précisément pour organiser la saignée contre-révolutionnaire. C’est encore à cette époque que l’Arabie saoudite finance systématiquement, à l’aide de sa rente pétrolière, les madrassas et groupes salafistes, du Maghreb à l’Asie centrale en passant par le Moyen-Orient.

Les expériences récentes, en Tunisie ou en Égypte, ne montrent pas autre chose que cela : ni Ennahdha, ni les Frères Musulmans n’ont réellement combattu pour en finir avec les dictatures de Ben Ali et Moubarak, au contraire (jusqu’au bout les Frères Musulmans ont cherché à négocier avec le régime). Ce n’est qu’ensuite, face au fait accompli et à défaut d’un Parti Ouvrier Révolutionnaire, que ces organisations ont été amenées à prendre le pouvoir… pour mettre en œuvre immédiatement une politique anti-ouvrière conforme aux exigences des puissances impérialistes. Ceci fait, les islamistes ont été chassés du pouvoir au profit des forces liées directement aux anciens régimes, aux appareils d’État.

Le développement politique des islamistes s'est aussi nourri des trahisons politiques de ceux qui se présentaient comme les représentants des masses. Les islamistes n'ont eu par exemple de place en Palestine qu'à partir du moment où l'OLP a officiellement renoncé à la libération de la totalité de la Palestine en reconnaissant Israël. Que ces groupes aujourd'hui en Afghanistan, en Syrie, en Irak prennent les armes contre les armées impérialistes, les gouvernements qui lui sont soumis signifient simplement ceci : à un moment donné la créature échappe à son créateur et si l'on peut dire "se met à son compte".

Pourtant ces groupes produits et fabriqués par l'impérialisme et ses régimes vassaux ont recruté parmi les éléments déclassés de la société sur la base d'un discours qui se présente comme violemment hostile à l'Occident, aux "nouveaux croisés", à l'impérialisme américain lui-même, désigné comme "le grand Satan". Ce discours ne doit abuser personne. En Libye, les impérialismes français et anglais n'ont pas hésité à armer les milices islamistes pour se débarrasser de Kadhafi. Dans son édition du 22 Juin, le journal Le Monde indique comment le cimentier Lafarge, un des grands groupes capitalistes français a continué y compris tout récemment à faire de juteuses affaires avec Daech. De la même manière, en Europe, de nombreux groupes capitalistes se sont procurés en provenance des régions de Syrie et d'Irak contrôlées par l’État Islamique du pétrole "à prix cassés". Le discours "anti impérialiste" des groupes islamistes est une escroquerie. On pense à la formule de Bebel qui disait que l'antisémitisme était "le socialisme des imbéciles". On pourrait dire aujourd'hui "l'islamisme est l'anti impérialisme des imbéciles". La réalité, c'est que l'ennemi premier des islamistes, c'est le mouvement ouvrier, et celui de la jeunesse combattant pour son émancipation. Leurs faits d'armes : l'assassinat de députés se réclamant de la défense des intérêts ouvriers en Tunisie, la longue tradition de terreur contre les étudiants se réclamant peu ou prou du marxisme au Maroc, pour ne rien dire de l'Algérie où les islamistes – à égalité avec le pouvoir – ont à leur actif l'assassinat de milliers de militants ouvriers ou de militants combattants pour les droits démocratiques durant la "décennie noire".

Mais que ce soit sous la forme d'une religion d’État, auxiliaire de celui-ci dans l'oppression des peuples, ou sous la forme de la bannière idéologique brandie par les groupes islamistes; dans tous les cas la religion joue un rôle profondément réactionnaire, les illusions religieuses jouent un rôle de première importance comme obstacle au combat pour l'émancipation des travailleurs. A ce titre elles doivent être combattues sans concession.

Le révisionnisme inclut aussi la révision du marxisme sur la question religieuse

Ce n'est pas un hasard d'ailleurs si la dégénérescence révisionniste s'accompagne régulièrement du reniement de la position marxiste sur la religion. La politique du PT de Louisa Hanoune en témoigne. L'histoire de la dégénérescence de la section algérienne transformée en PT s'accompagne de sa soumission totale au cléricalisme islamique.

En 1991 (voir sup CPS 39 du 14 09 1991 consultable sur le site), le PT au nom de la "démocratie" s'aligne totalement derrière le FIS ( lequel dans le même temps organise des manifestations avec comme mot d'ordre....."A bas la démocratie!") En 1995 à Rome le PT est cosignataire avec le FIS lui-même mais aussi plusieurs organisations bourgeoises ou petites bourgeoises ( FLN,FFS, groupe de Ben Bella etc. ) d'un pacte national où l'on peut lire notamment : «Les participants s’engagent sur la base d’un contrat national dont les principes sont les suivants et sans l’acceptation desquels aucune négociation ne serait viable :

•     la déclaration, du 1er novembre 1954 : “la restauration de l’État algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes de l’Islam” (art. 1) ;

•     le rejet de la violence pour accéder ou se maintenir au pouvoir ;

•     le rejet de toute dictature quelle que soit sa nature ou sa forme et le droit du peuple à défendre ses institutions élues ;

•     le respect de l’alternance politique à travers le suffrage universel (…) ;

•     la non implication de l’armée dans les affaires politique. Le retour à ses attributions constitutionnelles de sauvegarde de l’unité et de l’indivisibilité du territoire national ;

•     Les éléments constitutifs de la personnalité algérienne sont l’Islam, l’arabité et l’amazighité (…)» (mis en caractère gras par nous)

C'est dans la continuité de cette histoire d'un quart de siècle que se situe la déclaration du représentant des députés PT à l'Assemblée populaire où celui-ci évoque Allah pour justifier sa honteuse participation au débat sur la réforme de la constitution algérienne assortie de sa non moins honteuse abstention lors du vote final.

Pour un révolutionnaire militant dans un pays du Maghreb, il est nécessaire par conséquent de rappeler de la manière la plus claire ce qu'était la position de Marx, Lénine, Trotski sur la question de la religion. Quant à l'affirmation selon laquelle ces positions ne vaudraient pas dans nos pays sous prétexte de "particularités culturelles" propres à ceux-ci ( en arguant par exemple de l'influence de l'Islam dans les masses exploitées et du fait que les révolutionnaires ne doivent pas "se couper" des prolétaires croyants), elle doit être rejetée avec la dernière fermeté comme expression du plus plat opportunisme. Il faut d'ailleurs préciser que la même "argumentation" aurait pu être développée par les bolcheviks sous la Russie tsariste, car la force de l’Église orthodoxe y était considérable. La réponse de Lénine est à l'opposé. Elle demeure entièrement valable aujourd'hui y compris dans des pays comme la Tunisie, l'Algérie ou le Maroc.

Marx : la religion, "opium du peuple"

La formule célèbre de Marx se trouve dans une œuvre écrite en 1843 : la Critique de la philosophie du droit de Hegel. Il faut citer tout le passage :

"Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : l'homme fait la religion, ce n'est pas la religion qui fait l'homme. La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l'homme qui, ou bien ne s'est pas encore trouvé, ou bien s'est déjà reperdu. Mais l'homme n'est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L'homme, c'est le monde de l'homme, l'État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience erronée du monde, parce qu'ils constituent eux-mêmes un monde faux. La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa raison générale de consolation et de justification. C'est la réalisation fantastique de l'essence humaine, parce que l'essence humaine n'a pas de réalité véritable. La lutte contre la religion est donc par ricochet la lutte contre ce monde, dont la religion est l’arôme spirituel.

La misère religieuse est, d'une part, l'expression de la misère réelle, et, d'autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'une époque sans esprit. C'est l'opium du peuple."

La précision sur la date à laquelle a été écrit ce passage a toute son importance. En 1843, la pensée de Marx est encore en formation. Non seulement, Marx n'a pas encore établi la compréhension qui sera la sienne des contradictions du capitalisme et notamment la théorie de la plus-value. Mais même sa compréhension du rôle révolutionnaire du prolétariat – qui sera affirmé avec force dans le Manifeste – est encore balbutiante. Il dira un an plus tard que si le prolétariat est le "cœur" de la révolution, la philosophie en est le "cerveau". Il rejettera ensuite avec force ses propres illusions sur le rôle de la philosophie en écrivant : "La philosophie est à l'étude du monde réel ce que l'onanisme est à l'amour sexuel".

Le « style » littéraire de Marx inséparable de sa pensée est marqué par cette immaturité, avec le fait qu'il n'a pas encore totalement rompu avec les « hégéliens de gauche », c'est à dire avec l'aile radicale de la petite bourgeoisie.

Il n'empêche que ce qui est au cœur de ce texte demeurera la pensée de Marx, y compris du Marx de la maturité.

D'une part : « C'est l'homme qui fait la religion, ce n'est pas la religion qui fait l'homme ». Les doctrines religieuses sont des productions idéologiques, c'est à dire la projection dans le monde des idées de sa propre situation matérielle, de la société telle qu'elle est divisée en classes antagoniques. C'est en cela que Marx emprunte à Feuerbach, et en même temps le dépasse. Feuerbach écrit : "La religion est la scission de l'homme d'avec lui-même : il pose en face de lui Dieu comme être opposé à lui; Dieu n'est pas ce qu'est l'homme, l'homme n'est pas ce qu'est Dieu. Dieu est l'être infini, l'homme l'être fini; Dieu est parfait, l'homme imparfait; Dieu éternel, l'homme temporel; Dieu tout puissant, l'homme impuissant; Dieu saint, l'homme pêcheur." Et il précise : "Pour enrichir Dieu l'homme doit s'appauvrir ; pour que Dieu soit tout, l'homme doit n'être rien".

Feuerbach montre déjà que la religion vise à convaincre l'homme de sa propre nullité et de sa propre misère. Mais celui qui doit être convaincu de sa propre misère, c'est d'abord, précisera Marx, le prolétaire, l'exploité. La religion cherche à le convaincre de sa propre impuissance. Elle cherche à le convaincre du fait que sa misère tient non à un rapport de classe, historique, mais à sa nature. Elle lui enseigne la fatalité de l'exploitation. Elle lui sert de « consolation et de justification ».

En tant que telle, la religion est un élément d'importance pour maintenir les rapports d'exploitation. L'appareil d’État, qui comme le dira Engels est une  « bande d'hommes armés » au service de la classe dominante a pour fonction de maintenir par la violence ces rapports d'exploitation. Mais la religion vise à prévenir toute révolte des exploités en faisant entrer dans leur crâne que cette exploitation est naturelle, fondée sur un ordre divin, et que par conséquent, combattre cette exploitation, c'est se dresser contre Dieu lui-même qui par ailleurs préconise dans les textes sacrés que cette exploitation soit adoucie grâce à la charité des riches.

L'expression : « opium du peuple » indique de manière saisissante la fonction de la religion pour maintenir la domination de classe. L'opium a sur le cerveau humain un double effet. D'une part c'est un antalgique. Il a le pouvoir de faire disparaître ou du moins d'atténuer la douleur – sans faire pour autant disparaître sa cause profonde -, à savoir de rendre supportable la pénible condition du travailleur exploité. Par ailleurs, l'opium a un pouvoir hallucinogène. Il produit des représentations imaginaires : la représentation d'un autre monde où la pénible condition d'ici-bas sera compensée par la béatitude du paradis, et où qui plus est les rapports de classe seront inversés puisque « les derniers seront les premiers »

Résumons : dans la société capitaliste, la domination de classe s'enracine d'abord dans les rapports de production (domination économique) ; elle est maintenue par l'appareil d’État bourgeois (domination politique) ; elle est justifiée par les « systèmes d'idées » élaborés à cet effet par la bourgeoisie (domination idéologique). Car dans la division du travail qui s'opère dans la société bourgeoise, c'est la bourgeoisie – par l'intermédiaire des hommes qu'elle paie pour cela – qui a le monopole de la production des idées : « l'idéologie dominante est l'idéologie de la classe dominante », dit Marx. La religion est une des pièces maîtresses de cette idéologie dominante.

Engels : la religion et la lutte des classes dans l'histoire

Certes, cette affirmation, juste dans l'ensemble, doit cependant être enrichie par l'analyse concrète. On pourrait par exemple objecter que le marxisme quoique né dans la société bourgeoise ne vise pas à justifier les rapports d'exploitation ! Cependant cette objection n'a qu'une apparente validité. La pensée de Marx emprunte elle-même aux éléments les plus développés de la pensée bourgeoise - qui en même temps qu'elle vise à justifier la domination de classe doit fournir à la classe bourgeoise elle-même des bribes de compréhension du monde dont la bourgeoisie elle-même a besoin - tant sur le plan économique, que sur le plan philosophique ( Hegel, les matérialistes français du 18ème). Marx n'est pas surgi du néant !

Mais le développement de la pensée de Marx est inséparable du surgissement du prolétariat comme la nouvelle classe révolutionnaire, sans lequel elle eût été impossible. Et le marxisme n'est pas une idéologie. C'est la compréhension scientifique de la société bourgeoise dont doit s'armer l'avant garde du prolétariat pour permettre à celui-ci de renverser la société bourgeoise pour établir une société débarrassée des rapports d'exploitation. On doit donc comprendre le marxisme lui-même comme un produit historique.

Du reste, la place de la religion dans l'antagonisme de classe doit elle-même faire l'objet d'une analyse plus précise, ce que fera surtout Engels. La religion chrétienne par exemple à ses tout débuts sert d'abord de bannière aux esclaves contre la domination de l'empire romain . Ce n'est qu'au 4ème siècle que le christianisme devient religion officielle de l'Empire et que les autres religions se voient interdites.

En Europe au 16ème siècle, pour l'essentiel, l'antagonisme entre catholiques et protestants recouvre celui de la vieille classe féodale à bout de souffle et la bourgeoisie montante. Prenons un exemple emprunté à Engels. Calvin, théologien protestant développe la théorie de la « prédestination ». Autrement dit, quoiqu'elles fassent les âmes sont destinées à l'enfer ou au paradis selon la volonté de Dieu. Mais qu'est-ce que cette théorie de la « prédestination » ? Ce n'est rien d'autre que la transposition, dans le monde imaginaire de la mythologie religieuse du fonctionnement même du marché capitaliste dont les fluctuations échappent totalement à la volonté de ses agents, où, au gré de celles-ci, les fortunes se font et se défont, où celui qui triomphe aujourd'hui sera ruiné demain par la crise de surproduction etc. .

De la même manière que la révolution bourgeoise prendra appui sur le prolétariat naissant et la petite paysannerie accablée par l'oppression féodale, le protestantisme, dans sa version luthérienne prendra appui sur les serfs contre l’Église catholique. Mais sous la houlette de Thomas Müntzer, les paysans interprétèrent la Bible à leur manière. Thomas Müntzer était un « millénariste ». Pour lui la fin du monde et le jugement dernier étaient imminents et il fallait réaliser tout de suite le royaume de Dieu. Puisque la Bible professe que tous les hommes sont égaux devant Dieu, le royaume de Dieu comme règne de l'égalité entre les hommes devait non pas être réalisé dans l'autre monde mais immédiatement dans ce monde ci. Ainsi Thomas Müntzer se trouva à la tête d'une révolte paysanne massive en Saxe, puis en Thuringe (provinces situées aujourd'hui en Allemagne), les paysans brûlant les châteaux des seigneurs et s'appropriant les terres. A ce moment-là, Luther indiqua clairement quelle était la signification de classe de la Réforme. Il appela en glapissant à l'écrasement de l'insurrection paysanne qui fut effectivement écrasée avec la dernière cruauté, Müntzer lui-même étant décapité.

Une « double nature » de la religion ?

D'aucuns ont cru pouvoir conclure de l'analyse que fait Engels du christianisme des origines et des mouvements millénaristes une « double nature » de la religion. C’est le cas de Michaël Lowy, un des théoriciens du pablisme : « Grâce à sa méthode fondée sur la lutte de classe, Engels a compris - contrairement aux philosophes des Lumières - que le conflit entre matérialisme et religion ne s’identifie pas toujours à celui entre révolution et réaction. En Angleterre, par exemple, au XVIIeme siècle, le matérialisme en la personne de Hobbes, défendit la monarchie tandis que les sectes protestantes firent de la religion leur bannière dans la lutte révolutionnaire contre les Stuarts. De même, loin de concevoir l’Église comme une entité sociale homogène, il esquisse une remarquable analyse montrant que dans certaines conjonctures historiques, elle se divise selon ses composantes de classe. C’est ainsi qu’à l’époque de la Réforme, on avait d’une part le haut clergé, sommet féodal de la hiérarchie, et de l’autre, le bas clergé, qui fournit les idéologues de la Réforme et du mouvement paysan révolutionnaire. [4] Tout en restant matérialiste, athée et adversaire irréconciliable de la religion, Engels comprenait, comme le jeune Marx, la dualité de nature de ce phénomène : son rôle dans la légitimation de l’ordre établi, aussi bien que, les circonstances sociales s’y prêtant, son rôle critique, contestataire et même révolutionnaire. Plus même, c’est ce deuxième aspect qui s’est trouvé au centre de la plupart de ses études concrètes"

Sans doute les bornes de notre esprit ne nous permettent pas de comprendre comment Engels peut être un  « adversaire irréconciliable de la religion » et en même temps mettre « au centre de ses études concrètes » « son rôle critique, contestataire et même révolutionnaire ».

Remettons les choses à l'endroit. La révolte des paysans de Saxe et de Thuringe ne doit rien aux « mérites » de la religion. La religion est la forme que prend cette révolte, forme en réalité contradictoire au contenu de classe de celle-ci. Il eût mille fois mieux valu pour ces paysans pauvres qu'ils soient armés d'une compréhension scientifique de leur propre combat, plutôt qu'aveuglés par les lubies millénaristes ! Mais leur horizon politique borné par leur propre situation sociale rendait justement une telle compréhension scientifique impossible. C’est parce qu'ils ne voyaient pas plus loin que leur oppresseur immédiat, le seigneur dont ils brûlaient le château qu'ils étaient condamnés à la défaite. Mais évidemment derrière les contradictions de Löwy et sa volonté de travestir le point de vue de Engels, il y a la politique concrète des pablistes qui pendant des décennies en France ont fait les yeux doux à la CFDT, lui accordant un brevet de « syndicat ouvrier », flirtant avec elle sur le thème de l' « autogestion » (nouvelle version de l'association capital – travail).

Aujourd'hui, où la CFDT joue le rôle d'agent patronal et gouvernemental de manière encore plus ouverte, il est difficile de maintenir en France un tel point de vue. Mais Löwy conclut cependant au caractère « dépassé » des positions de Marx et Engels sur la religion : « Marx et Engels pensaient que le rôle subversif de la religion était un phénomène du passé, sans signification pour l’époque de la lutte de classe moderne. Cette prévision s’est avérée juste pendant un siècle - avec quelques importantes exceptions, notamment en France où l’on a connu les socialistes chrétiens des années 1930, les prêtres ouvriers des années 1940, la gauche des syndicats chrétiens (CFTC) dans les années 1950, etc. Mais pour comprendre ce qui se passe depuis trente ans en Amérique latine - la théologie de la libération, les chrétiens pour le socialisme - il faut prendre en compte (...) le potentiel utopique de certaines traditions religieuses. » Bref ! Le christianisme peut encore être sauvé !

Lénine : La religion, l’État, le Parti

Mieux vaut revenir à Lénine. Lénine ignorait tout des subtilités théoriques que développera Löwy sur la « double nature » de la religion. Il reprend donc la compréhension de Marx en toute « simplicité » : « La religion est une des variétés de l'oppression spirituelle qui pèse toujours et partout sur les masses populaires, accablées par un travail perpétuel pour les autres, par la misère et leur état d'isolement. L'impuissance des classes exploitées dans leur lutte contre les exploiteurs engendre, tout aussi nécessairement, la croyance en une vie meilleure dans l'au-delà, comme l'impuissance du sauvage dans sa lutte contre la nature engendre la croyance dans les dieux, les diables, les miracles, etc. A ceux qui, toute leur vie durant, travaillent et demeurent dans le besoin, la religion enseigne l'humilité et la patience dans la vie terrestre, en leur faisant espérer une récompense au ciel. Quant à ceux qui vivent du travail d'autrui, la religion leur enseigne la bienfaisance dans la vie terrestre ; elle leur offre à très bon marché la justification de toute leur existence d'exploiteurs et leur vend à un prix modique des cartes d'entrée au paradis des bienheureux. La religion est l'opium du peuple. C'est un genre d'alcool intellectuel, où les esclaves du Capital noient leur face humaine, leurs revendications d'une vie tant soit peu digne d'un être humain." Lénine Socialisme et religion

De cette appréciation claire et nette de la religion, Lénine ne conclut certes pas à l'interdiction des religions après la prise du pouvoir par le prolétariat (ce qui sera le fait de la politique imbécile des staliniens à certaines périodes). Il en conclut au fait que le programme révolutionnaire inclut, sans aucune exception pour tel ou tel pays " la séparation totale de l’Église et de l’État", principe dont il faut préciser qu'il n'est d'ailleurs rien de plus qu'un mot d'ordre démocratique, même si aujourd'hui, aucun Etat bourgeois, même le plus "démocratique" , y compris les États prétendument "laïques", ne le respecte.

Mais il précise aussitôt que la "neutralité" de l’État par rapport à la religion, le fait que "la religion est une affaire privée", ne signifie nullement la neutralité du parti révolutionnaire par rapport à la religion. "Nous exigeons que la religion soit une affaire privée par rapport l’État, mais nous ne pouvons en aucune manière considérer la religion comme une affaire privée par rapport à notre propre Parti. L’état n'a pas à s'occuper de la religion, les sociétés religieuses ne doivent pas être liées au pouvoir d’État. Chacun doit être absolument libre de confesser la religion qui lui plaît ou de n'en reconnaître aucune, c'est-à-dire d'être athée, comme tout socialiste l'est ordinairement"...

Mais il ajoute : "Par rapport au parti du prolétariat socialiste, la religion n'est pas une affaire privée. Notre parti est une association de combattants d'avant-garde, conscients, pour la libération de la classe ouvrière. Cette association ne peut et ne doit pas rester indifférente devant l'inconscience, l'ignorance ou l'obscurantisme que représentent les croyances religieuses. Nous réclamons une séparation complète de l’Église et de l’État, pour combattre le brouillard religieux par l'arme purement idéologique et seulement idéologique, par notre presse, par notre parole. Mais nous avons fondé notre association, le P.O.S.D.R., entre autres afin de mener précisément cette lutte contre toute mystification religieuse des ouvriers. Pour nous, la lutte idéologique n'est pas une affaire privée, mais une affaire intéressant tout le Parti, intéressant tout le prolétariat."

La lutte révolutionnaire contre les préjugés religieux diffère du tout au tout de l'athéisme bourgeois

La lutte contre la religion est donc partie prenante de la lutte du Parti. Encore faut-il s'entendre sur ce en quoi consiste la lutte contre la religion. Elle diffère du tout au tout de la manière dont les penseurs bourgeois athées la mènent. Car jusqu'à ce qu'on entre dans l'époque impérialiste, époque de l'agonie du capitalisme où la bourgeoisie retourne au cléricalisme, la bourgeoisie ou au moins certaines de ses fractions combattaient les privilèges de l’Église, laquelle avait lié son sort aux anciennes classes possédantes. Ils le font au nom de la "Raison" contre la "superstition", cherchant à convaincre de l'inanité et de la stupidité des croyances religieuses. Le problème de la bourgeoisie anti cléricale, se réclamant de la philosophie des Lumières; c'est qu'elle veut en finir sans doute avec la religion... tout en conservant les rapports d'exploitation que les mystifications religieuses servent à faire accepter aux exploités. Marx dans la Critique de la Philosophie du droit de Hegel disait : l’exploitation, ce sont les chaînes, la religion ce sont les fleurs dont on entoure les chaînes pour les masquer et les enjoliver. Et il précisait : "La critique (NDLR : la critique que fait Marx lui-même de la religion) a effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne, non pas pour que l'homme porte la chaîne prosaïque et désolante, mais pour qu'il secoue la chaîne et cueille la fleur vivante."

Mais Lénine précisera, et en même temps fera disparaître une ambiguïté de la pensée du jeune Marx qui disait que "la critique de la religion est la condition première de toute critique" faisant pour ainsi dire de cette critique de la religion un préalable au combat révolutionnaire.

Or comme le montrera Lénine, les choses ne se présentent pas ainsi de manière pratique. Nul ne peut exiger du prolétariat qu'il se soit préalablement débarrassé de toutes ces illusions religieuses pour entrer dans la lutte. Ce serait là une vision qui resterait marqué par l'idéalisme, exigeant en quelque sorte une révolution "dans les idées" avant d'engager le combat révolutionnaire pratique." Mais nous ne devons, en aucun cas, nous laisser entraîner vers la position abstraite, idéaliste, du problème religieux « en nous basant sur la raison pure », en dehors de la lutte de classe, position adoptée souvent par les démocrates radicaux issus de la bourgeoisie. Il serait absurde de croire que dans une société fondée sur l'oppression constante et sur l'abrutissement des masses ouvrières, on pût dissiper les préjugés religieux par la seule propagande » Lénine Socialisme et religion

Propagande anti religieuse et lutte politique

En effet, les croyances religieuses sont stupides; cela ne fait aucun doute. Mais la force du prêtre sur les masses ne tient nullement à la force de ses démonstrations. Le besoin de croire à un monde meilleur dans l'au-delà tient d'abord au caractère insupportable de l'existence dans ce monde ci. Voilà pourquoi, le parti ouvrier révolutionnaire, sans renoncer une seule seconde à la propagande anti religieuse, subordonne toujours ce combat au combat politique pour unir les rangs du prolétariat contre la bourgeoisie "Il n'est point de livres ni de propagande qui puissent instruire le prolétariat, s'il ne s'instruit pas au cours de sa propre lutte contre les forces occultes du capitalisme. L'unité de cette lutte véritablement révolutionnaire de la classe opprimée pour la création d'un paradis sur terre, est pour nous plus importante que l'unité d'opinion des prolétaires sur le paradis céleste." Lénine Idem

Comment donc comprendre cette "subordination". Lénine donne un exemple : "Prenons un exemple. Le prolétariat d'une région et d'une branche d'industrie comprend, disons, une couche avancée de social-démocrates assez conscients, qui sont naturellement athées, et des ouvriers relativement arriérés, liés encore à la campagne et aux paysans, qui croient en Dieu, vont à l'église, ou même sont sous l'influence directe du prêtre de l'endroit, qui fonde, supposons, un syndicat chrétien. Supposons ensuite que la lutte économique dans cette localité amène une grève. Le marxiste doit absolument mettre au premier plan le succès du mouvement gréviste, et nécessairement il s'opposera avec énergie dans cette lutte à toute division des ouvriers en athées et en chrétiens, il combattra énergiquement pareille division. La propagande de l'athéisme, dans ce cas, peut être inutile et nuisible, non d'un point de vue étroit : ne pas effaroucher les couches arriérées, ne pas perdre un siège aux élections, etc... Mais du point de vue du progrès réel de la lutte de classes, qui, dans la société capitaliste actuelle, amènera cent fois mieux les ouvriers chrétiens à la social-démocratie et à l'athéisme qu'une propagande antireligieuse pure et simple. A un tel moment, et en de telles circonstances, le propagandiste de l'athéisme ferait le jeu du prêtre ou de tous les prêtres, qui ne demandent pas mieux que de voir la division des ouvriers selon la foi en Dieu, se substituer à la division selon leur participation à la grève." Lénine : De l'attitude du parti ouvrier envers la religion.

Il faut bien comprendre : il ne s'agit ni de faire preuve de "diplomatie" ou du souci "de ne pas heurter les préjugés religieux des masses" . Il s'agit d'une méthode fondée sur une compréhension historique. Les masses ne se débarrasseront totalement de leurs préjugés religieux qu'en en finissant avec les rapports d'exploitation de l'homme par l'homme. Par conséquent tout pas pratique dans ce sens, tout combat de classe à travers lequel le prolétariat se convint de sa propre force, de sa propre capacité à renverser la bourgeoisie fait en réalité plus dans le combat contre la religion que les plus grands développements de propagande.

La religion et le programme du Parti

C'est sur la base de la même méthode que Lénine à la suite d'Engels répond à la question de savoir comment le programme révolutionnaire traite la question religieuse. Nous l'avons vu plus haut. Le programme révolutionnaire inclut la séparation la plus stricte de l’État et des différentes Églises, sectes etc.

Mais doit-il aller au-delà? Doit-il par exemple inscrire l'athéisme à son programme? La dictature du prolétariat doit-elle interdire l'exercice des cultes au nom du fait que la religion est réactionnaire? Pour répondre à cette question, Lénine se réfère à Engels : "Engels blâma à plusieurs reprises les gens qui, pour être « plus à gauche» ou « plus révolutionnaires » que la social-démocratie, voulaient introduire dans le programme du parti ouvrier la franche reconnaissance de l'athéisme comme déclaration de guerre à la religion. En 1874, parlant du fameux manifeste des communards blanquistes émigrés à Londres, Engels traite de sottise leur tapageuse déclaration de guerre à la religion : c'est là, dit-il, le meilleur moyen de ranimer l'intérêt pour la religion et de retarder son dépérissement. Il accuse les blanquistes de ne pas comprendre que la lutte de classe des masses ouvrières, en faisant largement participer la plus grande partie du prolétariat à la pratique sociale, consciente et révolutionnaire, est seule capable de libérer vraiment les opprimés du joug de la religion tandis que la proclamation de la guerre à la religion comme un des objectifs politiques du parti ouvrier n'est qu'une phrase anarchiste" Lénine Idem

Le maintien des préjugés religieux a des racines sociales. C’est au fur et à mesure que l’État ouvrier fera disparaître ces racines, que les préjugés religieux dépériront (de la même manière que c'est au fur et à mesure que disparaîtront à l'échelle mondiale les antagonismes de classe que dépérira l’État, appareil de répression d'une classe sur une autre, ce qui est encore vrai de l’État ouvrier).

On ne peut pas plus "abolir" par une décision administrative la religion, qu'on ne peut "abolir" l’État. Dans les deux cas, l'anarchisme montre la vacuité de sa doctrine. Et c'est pourquoi, le prolétariat après avoir conquis le pouvoir reconnaîtra le droit de chacun de s'adonner à un culte – étant entendu bien sûr qu'il lui reviendra d'assurer lui-même le financement de ce culte hors de tout financement de l’État. La répression de la pratique religieuse telle que s'y est livré à tel moment la bureaucratie stalinienne n'est pas seulement une stupidité. Elle constitue l'aveu que l'oppression bureaucratique insupportable aux masses a pour effet de faire renaître des croyances religieuses qui étaient vouées à disparaître. Elle constitue un aveu de la faillite politique totale du stalinisme.

La croyance et l'appartenance au Parti

Lénine aborde aussi, et avec la même méthode la question de la compatibilité de la foi religieuse et de l'appartenance au Parti. Aujourd'hui dans les pays capitalistes avancés, et particulièrement en Europe, la question se pose fort peu. Elle se posait dans le parti bolchevik avant 1917. Elle peut se poser dans les pays du Maghreb aujourd'hui. Lénine va jusqu'à s'interroger pour savoir si un prêtre peut être membre du Parti. Mais ce qui nous intéresse aujourd'hui, c'est plutôt de savoir si le Parti peut accepter en son sein un membre qui soit croyant. Citons la totalité du passage de Lénine : "On ne peut pas, une fois pour toutes et pour n'importe quelles conditions, déclarer que les prêtres ne peuvent pas être membres du parti social-démocrate ; mais il est aussi impossible d'avancer une fois pour toutes la proposition contraire. Si un prêtre vient à nous pour faire le travail politique commun, s'il exécute consciencieusement la tâche que le parti lui confie, sans intervenir contre son programme, nous pouvons l'accepter dans nos rangs. Dans ces conditions, la contradiction qui existe entre l'esprit, les fondements de notre programme et les convictions religieuses de ce prêtre peut rester strictement personnelle et le concerner uniquement ; une organisation politique ne peut pas faire passer d'examen à ses membres sur l'absence de contradiction entre leurs opinions et son programme. Naturellement, un cas de ce genre est une exception rare, même en Occident : en Russie, il est tout à fait invraisemblable. Si par exemple un prêtre adhérait au parti et y faisait, comme son travail principal et presque exclusif, une propagande active des idées religieuses, incontestablement le parti devrait l'exclure. Nous devons non seulement admettre au parti, mais attirer spécialement les ouvriers gardant leur foi en Dieu. Nous sommes résolument contre la moindre insulte à leurs convictions religieuses, mais nous les attirons pour les éduquer dans l'esprit de notre programme et non pour qu'ils combattent activement ce programme. Nous admettons la liberté d'opinion au sein du parti, mais dans certaines limites fixées par la liberté de groupement : nous ne sommes pas obligés de marcher la main dans la main avec les propagandistes actifs d'idées repoussées par la majorité du parti." Lénine idem.

Lénine nous dit qu'il ne peut y avoir à la question de la cooptation d'un croyant dans le Parti qu'une réponse circonstanciée et concrète. Ce qui est incompatible avec l'adhésion au Parti, ce n'est pas la croyance, c'est la propagande pour la croyance. Pour le reste, et dans la mesure où le membre du Parti croyant effectue comme les autres membres ses tâches de militant, le Parti ne sonde pas les cœurs et les reins pour connaître en toute chose les convictions intimes des uns ou des autres. Qu'il y ait en réalité contradiction entre la foi religieuse et le socialisme scientifique : cela ne fait aucun doute. Mais il appartient au membre du Parti croyant de gérer lui-même cette contradiction. C'est là son affaire, pas celle du Parti. Lénine était pour la construction d'un Parti non d'une secte prétendant régenter la vie personnelle de ses membres. Les matériaux humains avec lesquels se bâtit le Parti sont hérités de la société bourgeoise avec ce que cela implique inévitablement de contradictions de toute sorte. La contradiction évoquée plus haut n'est qu'une de ces contradictions parmi tant d'autres.

Conclusion

La compréhension de la position de Marx, d'Engels et de Lénine sur la religion est indispensable à un militant révolutionnaire au Maghreb. Elle le distingue aussi bien du doctrinaire anti clérical que de l'opportuniste conciliateur à l'égard de la religion. Mais disons le franchement : dans les pays du Maghreb, c'est aujourd'hui l'opportunisme conciliateur qui constitue le principal danger, comme le montre la honteuse politique de capitulation du PT sur cette question (comme sur d' autres questions d'ailleurs).

A cet égard, tout regroupement politique sur le terrain de la construction du Parti Ouvrier Révolutionnaire doit outre la propagande matérialiste, la promotion de la compréhension scientifique de la Nature et de l'Histoire, combattre inlassablement :

- pour la séparation complète de l’État et des institutions religieuses.

Contre toute discrimination religieuse.

contre les privilèges des ordres religieux en tout domaine (foncier, fiscal etc.).

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